Messieurs, si quelqu'un, il y a quatre siècles, à l'époque où la guerre
existait de commune à commune, de ville à ville, de province à province, si
quelqu'un eût dit à la Lorraine, à la Picardie, à la Normandie, à la
Bretagne, à l'Auvergne, à la Provence, au Dauphiné, à la Bourgogne: un jour
viendra où vous ne vous ferez plus la guerre, un jour viendra où vous ne
lèverez plus d'hommes d'armes les uns contre les autres, un jour viendra où
l'on ne dira plus : - Les Normands ont attaqué les Picards, les Lorrains ont
repoussé les Bourguignons. Vous aurez bien encore des différends à régler,
des intérêts à débattre, des contestations à résoudre, mais savez vous ce
que vous mettrez à la place des hommes d'armes? savez-vous ce que vous
mettrez à la place des gens de pied et de cheval, des canons, des
fauconneaux, des lances, des piques, des épées?
Vous mettrez une petite boîte de sapin que vous appellerez l'urne du
scrutin, et de cette boîte il sortira, quoi? une assemblée! une assemblée en
laquelle vous vous sentirez tous vivre, une assemblée qui sera comme votre
âme à tous, un concile souverain et populaire qui décidera, qui jugera, qui
résoudra tout en loi, qui fera tomber le glaive de toutes les mains et
surgir la justice dans tous les cœurs, qui dira à chacun : Là finit ton
droit, ici commence ton devoir. Bas les armes! vivez en paix! (Applaudissements.)
Et ce jour-là, vous vous sentirez une pensée commune, des intérêts
communs, une destinée commune; vous vous embrasserez, vous vous reconnaîtrez
fils du même sang et de la même race; ce jour-là, vous ne serez plus des
peuplades ennemies, vous serez un peuple; vous ne serez plus la Bourgogne,
la Normandie, la Bretagne, la Provence, vous serez la France. Vous ne vous
appellerez plus la guerre, vous vous appellerez la civilisation.
Si quelqu'un eût dit cela à cette époque, messieurs, tous les hommes
positifs, tous les gens sérieux, tous les grands politiques d'alors se
fussent écriés : - Oh! le songeur! Oh! le rêve-creux! Comme cet homme
connaît peu l'humanité! Que voilà une étrange folie et une absurde chimère!
- Messieurs, le temps a marché, et cette chimère, c'est la réalité. (Mouvement.)